Le Jeu de Huy

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Vous aimez les belles images ? Plus que certainement !... Chacun, n'est-ce pas, garde, au fond de sa mémoire, le souvenir de ses lectures d'enfant, où, dans un décor de château, de rudes seigneurs en armure disaient adieu à de balles dames au cou frêle et aux bras tendus de voiles. Les belles images d'autrefois, ce sont encore des guerriers portant lance et oriflammes et partant pour la Croisade, ce sont des moines ou des nonnettes agenouillés dans la paix des couvents, ce sont aussi des chantiers d'églises où des maçons s'affairent.

Ce sont rarement de pauvres gens chassés de leur maison incendiée par les armées et vaut d'aumônes quêtées le long des routes.

Eh bien, le Jeu de Huy, c'est un peu tout cela ! C'est un dépaysement, un retour en prière au cours duquel la ville de maintenant garde passer les scènes de grandeur et de misère de son histoire, revoit le jour de sa naissance, les étapes de sa croissance, les nées de servitude guerrière et de paisible bonheur.

Jusqu'au début de ce siècle, les villes étaient pareilles à des amnésiques. Le voyageur qui se trouvait sur son chemin cherchait, en vain, savoir d'où elles venaient, l'origine de telle plaie ou de telle parure, les événements qui leur avaient donné, sur le visage, cet air range, hautain ou silencieux. Mais les villes modernes, pas plus que les gens, n'avaient de carte d'identité : de temps en temps, quelqu'un savait un détail, mais c'était peu de chose par rapport aux trésors de poésie et de palpitation humaine que les vieilles murailles contenaient et dissimulaient. Depuis la dernière guerre, les villes modernes sont allées à la recherche de leur passé, elles ont noté, année après année, les éléments de leur destinée. Et, quand le touriste (ce nouveau déguisement du voyageur) apparaît, elles ont un passeport tout prêt, et elles sont heureuses s'il les trouve belles et s'attarde auprès d'elles.

Auprès de lui, elles s'abandonnent à ces crises de psychanalyse qui sont si à la mode depuis que Freud a montré l'importance des souvenirs enfouis dans le subconscient. Le Jeu Huy n'est, à bien y songer, qu'une séance psychanalyse hutoise...

Début de l'histoire

Comment cela a commencé ? Oh ! tout bêtement, par une simple question d'argent. Depuis dix ans, deux Hutois bien connus, l'historien M. Discry et le journaliste J. Deffet, s'essoufflaient à propager l'idée d'un jeu théâtral en plein air qui permettrait de donner au public en général et aux citoyens de la ville en particulier, un aperçu du curriculum vitae de leur bonne cité. En vain, hélas ! car les fonds manquaient.

Subitement, l'exposition de Bruxelles, en mobilisant des capitaux énormes, mit à la disposition des provinces quelques millions destinés à ne pas laisser le pays dans l'ombre et le silence, à l'heure où la capitale ruisselait de lumière et de musique.

La province aussi allait vivre une belle année 1958... Le gouverneur de la province de Liège, M. Clerdent, convoqua le secrétaire com-munal, M. Rosmant, et le président du Syndicat d'Initiative, M. Lambotte, et, leur montrant son tiroir bourré d'argent, leur demanda ce que la ville de Huy pourrait offrir en échange. Ils répondirent aussitôt en choeur : « Le Jeu de Huy ! » En hâte — on était en septembre 1957 —

on rassembla tout qui, en ville, se trouvait à La tête d'une société artistique, qu'elle fût musicale ou théâtrale. On choisit un auteur, un metteur en scène et un décorateur, et on les pria de se mettre au travail.

En deux mois, l'auteur J. de Coune, fut prêt. Le 30 décembre, il déposait le texte sur la table de ses collègues, MM. J. Fabry et J. Smet, les priant de commencer aussitôt leur travail.

Travail malaisé, car, dès la première lecture du texte, il en sortit 350 personnages parcourant mille années, changeant de costume à chaque siècle, traînant avec eux des sonneries de trompettes, des bruits de guerre et des flammes d'incendie. Porter tout cela à la scène devait se faire en quelques mois, puisque la date choisie pour la première représentation était le congé de la fête nationale. Plus qu'une simple coïncidence, vous allez voir !

L'idée initiale avait été de situer le Jeu place Pierre l'Ermite : adossée au muret qui sépare la pelouse de l'Auberge de Jeunesse (servant de coulisses), la scène était un vaste podium de trente mètres de long sur dix de profondeur, et les projecteurs accrochés à des mâts auraient cerné de lumière la partie du plateau où se déroulait l'action. Mais dans un cadre sans limites précises, le Jeu de Huy devenait un jeu de masses, et notre petite ville n'aurait jamais trouvé les cohortes de comédiens ou de figurants indispensables à la réa lisation d'une entreprise d'aussi vaste envergure. De plus, le caractère régional wallon accommode peu de ces représentations grandioses, où, comme à Bruges, toute une cité vibre d'une conscience collective et s'exalte à révocation des croisades religieuses ou linguistiques.

Pour l'écriture du texte, la dimension du jeu était une notion de première importance : car le maniement des masses entraînait parallèlement l'emploi d'une phrase d'allure lente et majestueuse. Il est, en effet, impossible de faire saisir un dialogue léger et rapide dans une étendue où le public lui-même semble perdu, à moins de disposer d'une amplification sonore extrêmement perfectionnée et onéreuse !

Les raisons qui précèdent ont fait écarter aussi successivement le parc Fabri, la cita-ime (d'accès malaisé et en outre excentrique) et la Grand-Place, où les installations du Jeu auraient obligé à un détournement de circulation, que les commerçants n'auraient pu accepter !

Insensiblement, ces limitations désignèrent seul cadre où le Jeu de Huy put s'intégrer faute de goût : le cloître des Frères Mineurs, rue Vankeer ! Le passé que le Jeu proposait de ressusciter imprégnait là-bas colonnades et les murailles ; les voix y résonnaient à merveille ; les dimensions étaient suffisantes pour allier un dialogue rapide à un déplacement de foules, en rapport avec les moyens financiers mis à notre disposition. Et l'élégance des arcades ne pouvait que rejaillir sur l'impression glaciale que les spectateurs y puiseraient.

La date également fut conditionnée par certains faits. Donné en plein air, le Jeu devait bénéficier du beau temps. Créé à cause de l'exposition de Bruxelles, pour le visiteur touriste, le Jeu s'inscrivait dans la période qui est la plus favorable, statistiquement, au tourisme : la semaine après la fête nationale Enfin, exécuté dans une salle aux dimensions assez réduites, il fallait multiplier les représentations. Telles sont les raisons pour les-quelles le Jeu de Huy se donne du 19 au 28 juillet...

Mais, direz-vous, que mettre dans ce Jeu de Huy ? Grâce à M. Discry, le comité des Trois disposait d'une liste chronologique des événements oui constituaient les points saillants de l'histoire de Huy : il y en avait une quarantaine ! Choisir dans cette liste fut l'effet d'un délicat dosage, où la scène de foule alternait avec la scène intimiste, où l'ambiance guerrière succédait à une atmosphère poétique ou mélancolique. C'est grâce à ces alternances que le spectateur reste charmé ; quoi de plus fastidieux, en effet, que la succession constamment majestueuse ou violente d'une série de faits de contenu identique !

Mais pour ne pas que l'ensemble des scènes donnât une impression disparate, pour que, par contre, il y eût un lien effectif entre elles, il fallait découvrir un thème conducteur qui, heureusement, sortit bientôt de lui-même du contexte historique : le thème de la Liberté. Le point de départ de l'histoire hutoise, la Charte de 1066, résonne en effet dans l'histoire nationale et même mondiale comme un coup de gong, qui allait entraîner ailleurs une avalanche de chartes identiques ou complémentaires.

Cette première Déclaration des Droits du citoyen fut, en ce qui concerne Huy, confirmée par celles de 1253 et de 1343 ; ensemble, elles conditionnèrent le comportement de la cité à travers les siècles et justifient à elles. seules le sous-titre du Jeu de Huy : le Jeu de la Liberté. De ce point de départ jusqu'au XXe siècle si féru de liberté, d'affranchissement et de droit(s), l'arc n'était pas difficile à tracer, et le Jeu pouvait s'achever dans la même atmosphère qui l'avait vu naître. A partir du moment où chaque personnage en scène n'a pas le temps d'exposer son cas, de dévoiler son âme et d'établir par là même un pont invisible mais combien sûr avec le coeur du spectateur, il était indispensable de faire vibrer chez celui-ci une corde sensible, nt toutes les harmoniques pouvaient être ournies ou retrouvées par les personnages historiques évoqués. Ce mécanisme psycholo-gique est particulièrement apparent dans un Jeu religieux où le spectateur est d'avance acquis au contenu du jeu, où il en est même imprégné et où chaque mot est absorbé par une sensibilité assoiffée et en éveil. Pareille concordance entre le passé et le présent, entre le sujet et l'objet devait être trouvée pour le Jeu de Huy : heureusement, jamais une époque n'a été autant que la nôtre, inquiète de son histoire, soucieuse de trouver dans le passé les jalons qui permettent de prévoir l'avenir. Les secousses aue les guerres ont imprimées à l'humanité ont laissé dans le coeur des hommes une angoisse et une incertitude qui font regarder en deçà du présent pour voir comment e les autres » ont fait avant nous : la curiosité historique dissimule en somme une lesecrète recherche du bonheur. Conçu dans une telle perspective, le Jeu de Huy, bien plus qu'une succession de belles images, a une capacité d'émotion qui en fait une oeuvre bien vivante et bien personnelle. Et cela seul suffit à valoir à l'auteur, Jean de Coune, une gerbe de félicitations !

  • * * Parmi les centaines de personnages qui vont succéder devant les yeux des spectateurs, en est évidemment une vingtaine qui, tels Pierre l'Ermite, Denis Bouquette ou Marné, sont des figures de proue de leur époque et qui, à ce titre, accrocheront toute l'attention du aublic. Vingt personnages principaux ? se resd-on compte de l'alourdissement que cela apporterait à une oeuvre, si tous avaient une épaisseur humaine ? Aussi, selon les règles du genre, l'auteur n'a-t-il accordé à chacun d'eux que sa seule justification historique : le per-sonnage n'est pas là en fonction de son propre drame, mais en fonction des circonstances historiques au centre desquelles il s'est trouvé et auxquelles il a participé. Chacun ici ne SE raconte pas, mais raconte son époque. Ceci est extrêmement important en ce qui concerne l'interprétation. Car, au lieu de s'étoffer au fur et à mesure que la pièce pro-gresse, grâce aux détails et aux explications qui sont fournies souvent par les figures secon-daires, les personnages du Jeu de Huy se pré-sentent tout d'un bloc : sur leurs épaules ils portent l'air de leur temps, et leur comporte-ment tout entier, jusque dans les moindres gestes, doit exprimer instantanément les [ mobiles qui les animent et leur participation à un état d'âme collectif. Ni Denis Bouquette ni le banquier Ouwerx n'ont plus de vingt phrases à dire, mais, en ces quelques mots, ils doivent avoir DIT le maximum. A cet égard, k comédien dans ce Jeu joue un rôle capital : sa démarche, ses attitudes, ses silences doivent nécessairement compléter le texte. Voilà pour-

quoi il est des rôles qui exigeront de leurs interprètes une très grande mise au point, un souci du détail qui permettra au personnage représenté de « passer la rampe » et d'inté-resser, lui aussi, le public. Comme dans les cathédrales du moyen âge, chaque comédien sera un arc-boutant qui reprend la portée générale de la voûte, et contribuera par son effort à la stabilité et à l'équilibre de l'oeuvre entière.

  • * *

Enfin, quand les fumées des canonnades se seront dissipées au vent des vacances, quand l'éclat féerique des projecteurs se sera éteint et que le silence réenvahira le vieux cloître, la ville de Huy, légèrement étourdie, s'en-dormira, tandis que, dans les caves où s'en-tassent les archives, une poussière d'or, pâle comme une aurore, s'élèvera des feuillets jaunis où, patiemment, les disciples de Clio déchiffrent les choses du passé. Pareils au Docteur Faust penché sur ses grimoires, archivistes et historiens, impertur-bables, continueront de rassembler les maté-riaux indispensables à l'érection du monument historique qu'ils veulent consacrer à la ville, et dont le Jeu de Huy n'est que la porte illuminée et poétique, au-delà de laquelle il n'y aura qu'austérité et silence. J. FORGEUR.

Saint Mangol. Sainte Catherine. Saint Domitien. Photo Puvrez. Ensfrid, comte de Huy.